1.1- Le contexte institutionnel
Le Gouvernement s’est engagé dans une accélération de la numérisation des services publics, avec un objectif de 100% des procédures administratives dématérialisées à horizon 2022. Cette ambition ne doit pas se faire au détriment d’une partie de la population en déjà difficulté avec le numérique. Dans ce contexte, une intervention conséquente de l’Etat est requis pour augmenter rapidement la capacité d’action des acteurs de la médiation numérique.
Par ailleurs, la loi du 7 août 2015 portant sur une nouvelle organisation des territoires de la République a supprimé la clause de compétence générale pour les départements et les régions, prescripteurs historiques en matière de médiation numérique. Cette clause donnait jusqu’alors la liberté à une collectivité territoriale d’intervenir sur un domaine de compétence non-attribué spécifiquement à une autre collectivité. Or, l’inclusion numérique n’est pas une compétence attribuée à un échelon territorial spécifique; ce qui a tendance à rendre le financement d’actions plus complexe.
1.2- Les opportunités européennes
L’échelon européen a permis à plusieurs reprises de financer des projets d’envergure en matière de médiation numérique, en particulier le Fonds Social Européen en France (FSE) et le Fonds Européen de Développement Régional (FEDER). Toutefois, sur la période 2014-2020, les 15,5 milliards mobilisés pour la France (9,5 milliards FEDER gérés par les régions et 6 milliards FSE gérés à 35% par les régions et 65% par l’État) sont majoritairement utilisés sur des sujets d’infrastructure (Très Haut Débit) alors que les conditions d’obtention permettraient de les utiliser pour l’inclusion et la montée en compétence numérique. Cette utilisation pour l’inclusion numérique est d’ailleurs très inégale entre les régions (20 millions par Hauts-de-France et Île-de-France mais seulement 3,5 millions en PACA). Ces dispositifs peuvent également mettre en grande difficulté financière les acteurs qui en bénéficient, les temps de versement étant très importants (jusqu’à 18 mois).
D’après le baromètre territorial publié par le LabTerritorial, près de 700 millions d’euros de fonds européens n’ont pas été mobilisés par la France dans le cadre de la politique de cohésion entre 2007 et 2013.
L’exemple des Hauts-de-France
Le Conseil Régional des Hauts de France soutient la mise en œuvre de feuilles de route numériques locales à l’échelle des intercommunalités, le développement de tiers lieux numériques, l’accompagnement d’Écoles Régionales du Numérique (en lien avec la Grande École du Numérique), et le soutien à l’innovation numérique et sociale. En tant qu’autorité de gestion du programme opérationnel, ces orientations régionales ont été coordonnées avec les priorités des fonds FEDER à travers un axe dédié aux usages du numérique. Les fonds européens permettent d’abonder en investissement (25 % maximum du coût total) et en fonctionnement sur 4 thématiques numériques : administration, inclusion, formation et santé. Cette complémentarité entre dispositifs régionaux et fonds européens permet de soutenir des relais locaux (des numériciens, un dans chaque EPCI), en charge de la mise en œuvre, sur leur territoire, des feuilles de routes numériques locales. Elle permet également d’assurer un financement des projets, une cohérence dans l’aménagement du territoire et une diffusion des bonnes pratiques à l’ensemble des acteurs de la Région. Dans le domaine de l’inclusion comme dans les autres thématiques, les opérations sont toujours soutenues en lien avec l’autorité de tutelle (par exemple : la Fédération des Centres Sociaux ou l’Agence Régionale de Santé) afin d’assurer une synergie optimale et une coordination à l’échelle régionale. L’objectif est d’assurer un effet levier et un impact maximum en privilégiant une approche mutualisée, collective et transférable.
En chiffres : Au 1er avril 2018 : 11 020 000 € de FEDER ont été accordés (17 projets) pour un coût total de plus de 18M€ soit en FEDER 4 374 000 € pour la e-administration, 4 092 000 € pour la e-inclusion, 688 000 € pour la e-santé, et 1 866 000 € pour la e-éducation. Sont programmés avant la fin de l’année 2018 (18 projets) : 14 734 000 € de FEDER pour un coût total de projets de 25 959 000 € soit en FEDER 6 620 000 € pour la e-administration, 1 984 000 € pour la e-inclusion, 5 000 000 € pour la e-santé et 1 130 000 € pour la e-éducation.
Or, dans le cadre du Single Digital Market, et en particulier de l’orientation des fonds FEDER vers le développement des _digital skills _(compétences numériques), il est possible d’envisager l’utilisation des fonds européens pour des stratégies d’inclusion numérique. La commission permet également la définition de Services Économiques d’Intérêt Général qui favorisent le financement public d’entreprises et d’associations ayant une activité commerciale sur un secteur particulier en aménageant les règles de distorsion de la concurrence. En effet, la règle de minimis, qui fait partie des règlements décidés par l’Union Européenne pour encadrer le fonctionnement des aides aux entreprises, prévoit notamment qu’une même entreprise ne peut recevoir que 200 000 € d’aides dites de minimis sur une période de 3 exercices fiscaux.
A noter que nos voisins européens ont commencé dans les années 2000 ce travail d’accompagnement de la montée en compétence de leurs concitoyens. Ils ont suivi pour cela deux modèles principaux : la priorité donnée à la formation professionnelle notamment des TPE/PME (pays nordiques) d’une part et, d’autre part, la simplification des sites internet d’État et des démarches en ligne.
1.3- Le contexte des acteurs économiques
La “transition numérique” des entreprises françaises du secteur privé les amène à une dématérialisation de leurs services et points de contacts. Une offre nationale d’accompagnement des français sur les usages du numérique semble une source d’économies importantes pour ces entreprisesq ui doivent aujourd’hui mettre en place des services d’accompagnement en interne. Pourtant, les acteurs auditionnés et rencontrés ont jusque là financé en priorité des formations à l’apprentissage du code, qui leur offrent une meilleure visibilité en terme d’impact direct, visant l’accroissement de la main d’oeuvre qualifiée dans leurs secteurs, mais peu les dispositifs d’accompagnement des usagers/
Les grands groupes nord-américains du numérique, désignés pour les principaux d’entre eux par l’acronyme GAFAM (pour Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) se positionnent sur l’accompagnement des utilisateurs à la maîtrise des outils qu’ils proposent, tant les particuliers que les entreprises de très petite, et petite et moyenne taille (TPE/PME). Ainsi, Facebook a annoncé en janvier 2018 vouloir former 50 000 demandeurs d’emploi au numérique en partenariat avec Pôle emploi, alors que Google annonçait l’ouverture de 4 “Ateliers Numériques Google” en région avec pour objectif de former 100 000 personnes par an. La participation des GAFAM à une dynamique collective plutôt que le portage d’initiatives ponctuelles permettrait un véritable effet d’entraînement. Il apparaît également plus pérenne que les TPE-PME comme les individus aient accès à une diversité de formations respectant une neutralité pédagogique et leurs données personnelles et non vers un seul environnement d’outils.
1.4- Les modèles de financement de la médiation numérique en question
Le secteur de la médiation numérique est caractérisé par une grande diversité d’acteurs dont l’émergence a été historiquement faiblement organisée. Les réseaux qui rendent des services de médiation numérique divergent tant par par la nature des services rendus que par les structures qui les portent. Dans certains cas, les services sont dédiés au numérique (les Espaces Publics Numériques ou les ex-cyberbases), dévolus à l’accès aux services publics et essentiels (comme les MSAP ou les PIMMS), des lieux d’accueil social (les CCAS et les régies de quartier), ou encore des lieux hybrides (tiers-lieux, ateliers de fabrication collaborative, etc). Les services peuvent aussi être rendus par des acteurs qui ne sont pas reliés à des lieux précis : travailleurs sociaux, bus numériques, aidants naturels, associations, employés d’accueil de service public, etc. Il en résulte une forte hétérogénéité des structures de portage (association, collectivités, coopératives, indépendants, franchises) et de cadre d’emploi (agent public, salariés, bénévoles, services civiques). Les raisons de cette hétérogénéité sont multiples :
- des effets d’aubaine (dispositif Nouveaux Services-Emplois Jeunes, les politiques publiques d’État tels que PAGSI et PAMSI, etc.) ;
- la nécessité d’évolution des métiers (par exemple la transformation des médiathèques);
- la réponse à l’évolution des attentes des publics (par exemple pour des centres sociaux et des régies de quartier);
- la réponse aux opportunités offertes par le numérique (tiers-lieux, lieux de création, nouvelles fabriques - fablab et repaircafés).
Ces acteurs sont porteurs de cultures d’entreprise et de raisons d’agir hétérogènes. Ils agissent de manière différente et partagent leurs pratiques davantage sur un modèle de survie économique que sur un modèle d’organisation sectorielle.
En outre, l’hétérogénéité des modèles de soutien et de financement ralentit le développement des acteurs. La médiation numérique répond à des problématiques diverses (médiation sociale, développement du numérique, accès au service public, accès au droit, politique de la ville, etc.) mais n’a pas fait l’objet, à ce jour, d’arbitrage pour en définir un échelon de compétence dans l’organisation de l’État. L’organisation et le partage des rôles entre l’État et les collectivités, ainsi qu’entre les collectivités, n’a pas non plus été précisément arbitré. De nombreux acteurs publics ont donc compétence pour financer la médiation numérique. Si ce constat peut-être une chance, il en résulte un éclatement des sources de financement, donc une difficulté des structures de médiation à identifier les bons partenaires, et une faible visibilité sur les moyens publics réellement utilisés pour la médiation numérique.
Par exemple, l’étude d’un échantillon de Contrats de Plan État-Région (CPER) montrent qu’ils financent largement les infrastructures numériques et peu la montée en compétence sur les usages. L’analyse faite de l’utilisation des crédits FNADT hors CPER et de ceux de la politique de la ville ne permet pas d’identifier s’ils financent ou non des actions de médiation numérique. Enfin, plusieurs types de financements dans le cadre du Grand Plan d’Investissement (GPI) et du Programme Investissement d’Avenir (PIA) peuvent être mobilisés pour l’inclusion numérique à condition de faire la démonstration qu’elle remplit leurs objectifs. Par exemple, le Plan Investissement Compétences (PIC) financera, à hauteur de 15 Mds € notamment la formation professionnelle des chômeurs de longue durée et des jeunes peu qualifiés qui sont des publics souvent en situation d’urgence numérique.
Le modèle des subventions pose également la question des volumes financiers disponibles. Il s’agit la plupart du temps de faibles montants (de l’ordre de la dizaine de milliers d’euros), disponibles chez de multiples bailleurs de fonds qui permettent difficilement d’envisager l’entreprises de projets à la hauteur de la massification des besoins. En l’état des mécanismes, les financements privés comme publics vont prioritairement aux acteurs ayant un bon niveau d’ingénierie, transformant les acteurs et les territoires en concurrents plutôt qu’en partenaires coopérants.
Ce constat semble partagé par les bailleurs de fonds privés, qui ne peuvent apprécier l’impact de leurs contributions en raison de la faible capacité d’action et de la dispersion relative des acteurs. C’est la cas de la fondation Free, auditionnée, qui cherche dans le cadre de son appel à projet 2018 à financer des rassemblements d’acteurs.
Cas du développement de l’association ICI et du projet Net 94
Initiée en 2010 pour proposer des outils démocratiques en ligne, l’association ICI consacre depuis 2011 ses efforts à la montée en compétence numérique des acteurs locaux et des habitants en Ile-de-France et depuis 2015 sur le Val-de-Marne. Son siège social est au Kremlin-Bicêtre (94). Le financement des projets menés par l’association est représentatif du décalage entre les ambitions de développement des acteurs historiques de la médiation numérique et les moyens à leurs dispositions. Afin d’élargir son impact, ICI a lancé en 2016 le programme Net94 (Numérique Emploi Territoire). Ce programme permet de former les demandeurs d’emplois et les travailleurs sociaux aux enjeux du numérique dans 7 villes du département. Le programme finance également la mise en réseau de ces acteurs pour assurer l’homogénéité des formations sur le territoire. Pour financer les 180 000 € nécessaires à 2 ans d’expérimentation, les responsables de l’association sont contraints de répondre aux appels à projets de plus de 20 collectivités et fondations pour des montants de l’ordre de 10 à 20 000 euros. Chaque candidature demande un effort de reformulation du projet pour correspondre aux besoins de l’institution concernée. La disponibilité de fonds plus importants et centralisés permettrait à ses salariés de se concentrer sur la formation des habitants et des acteurs du territoire.
Les subventions obtenues par les acteurs de la médiation numérique sont d’un montant souvent faible et donc peu en adéquation avec les enjeux territoriaux de l’inclusion numérique. Par ailleurs, les subventions posent également certaines difficultés réglementaires. Pour une structure relevant d’une collectivité : au titre de l’universalité des budgets publics, rien ne permet de flécher une recette arrivant dans une collectivité vers un de ses services qui porte les services de médiation numérique. Pour les entreprises et associations ayant une activité commerciale, la règle de minimis décrite plus haut peut handicaper fortement leur capacité à mobiliser des fonds publics puisque la médiation numérique n’est pas reconnue comme un Service d’intérêt Général (SEIG) par la Commission Européenne.
La culture économique de la gratuité est très répandue. Les travaux du groupe de travail ont permis d’identifier plusieurs contresens. Par exemple, les notions d’utilité sociale et de service public sont confondues alors qu’une structure peut avoir une utilité sociale et pour autant ne pas être un service public. Les acteurs de l’inclusion numérique, parce qu’ils agissent prioritairement sur des publics fragiles ont “internalisé” que le consentement à payer des bénéficiaires était inexistant. Alors que :
- le service peut être gratuit pour le bénéficiaire du service et être facturé ou pris en charge par un tiers-payeur.
- le modèle de revenus peut s’appuyer sur la gratuité des services pour certains compensés par la lucrativité assumée pour d’autres.
- le consentement à payer est le plus souvent en réalité conditionné par le lieu qui propose le service : on envisage culturellement peu de payer un service d’immatriculation délivré dans une mairie. Le même service délivré chez un garagiste fera l’objet d’une facturation à l’usager.
Cas de la dématérialisation de la demande de certificats d’immatriculation
La démarche d’obtention de carte grise, récemment dématérialisée sans mise en place d’accompagnement de la part des services de Préfecture, a gêné de nombreux automobilistes. En l’absence d’offre de service gratuite de médiation pour les accompa- gner, ils se sont tournés vers des acteurs du secteur automobile proposant “de faire à la place de l’usager” sa demande d’immatriculation. Une chaîne de garages automobiles a lancé en 2017 une offre à 29,90 euros pour aider les propriétaires de voiture, alors que le processus papier en préfecture était gratuit avant de disparaître. Plusieurs réflexions se posent alors : Est-il de la responsabilité de l’État de encadrer une offre commerciale de ce type, par exemple par un prix plafond ? Serait-il même envisa- geable de financer ce service rendu pour en conserver la gratuité pour l’usager, tout en en assurant la qualité ?
En outre, l’enjeu du changement de paradigme de la mesure d’impact social - passer de “faire le bien” à “bien le faire” - nous semble crucial. Fondé sur la notion d’utilité sociale (voire d’une forme de culture de service public), ce secteur est paradoxalement très en retard sur la mesure de l’impact social, tant qualitatif que quantitatif. Il convient néanmoins de noter l’apparition de plusieurs notions structurantes qui ouvrent la porte à des formes inédites de structuration du secteur :
- la notion de précarité numérique qui permet d’identifier les publics prioritaires sur lesquels il faut agir prioritairement (WeTechCare);
- la notion d’offre de services et de référentiels de services permettant d’identifier et d’unifier les services sur un territoire (labellisation APTIC);
- la notion de parcours-types permettant d’agir de manière homogène sur une même typologie de personnes;
- la notion de diagnostic de compétences (LesBonsClics).
Ces acteurs ont modélisé et basculé des notions qui existaient déjà dans un cadre national, ouvrant la porte à leur interopérabilité pour tous.
Enfin, a été constaté une faible capacité de réponse à la massification des besoins. On n’agit pas de la même manière suivant que l’on veut répondre aux besoins de visiteurs dans sa structure et aux attentes de 13 millions de Français. Ouvrir le chantier d’une stratégie pour un numérique inclusif c’est nécessairement poser la question de la capacité de réponse du secteur. La question de la taille critique intervient également sur les capacités d’innovation (technique et pédagogique) et d’ingénierie de projets (notamment sur les questions de taille critique des financements structurels - PIA et fonds européens notamment). Le concept de “mutualisation”, souvent utilisé mais rarement étayé, nécessite lui-aussi d’être questionné : la mutualisation entre structures fragiles produit rarement des richesses, contrairement aux coopérations entre structures robustes. De nouveaux entrants commencent néanmoins à apparaîtrent sur d’autres modèles de développement : une structure-mère et des déploiements territoriaux.
L’exemple de Simplon
Parmi les acteurs structurants de la montée en compétence des français sur le numérique, l’exemple de Simplon est éclairant. Parti de l’expérience d’une école de code “éclair” (7 mois pour une formation professionnalisante) à Montreuil il y a 4 ans, le modèle a rapidement essaimé pour aujourd’hui rassembler 40 écoles dont 11 à l’étranger. Le modèle s’est progressivement stabilisé sur une franchise. Répondant à la demande de territoires, Simplon fédère une coalition d’acteurs autour de chaque projet : collectivités, chambres de commerces, entreprises s’engageant à embaucher les élèves. Il facture ensuite l’utilisation de sa méthode de travail à la nouvelle école créée. Ce modèle a permis une centralisation de la conception des formations et du développement de la franchise. Pour son fondateur, Frédéric Bardeau, la clef du développement du secteur est la collaboration entre les acteurs.
L’exemple WeTechCare
Offrant des services de conseil à destination des collectivités territoriales (conseils départementaux par exemple) en matière d’inclusion numérique, et de formation de leurs agents, WeTechCare répond à un besoin structurant. Grâce à une offre industrialisée, ils permettent aux collectivités locales de consolider des stratégies d’inclusion numérique tout en s’assurant de la viabilité d’une démarche déjà expérimentée plusieurs fois ailleurs.
Face à ces enjeux, il s’agit d’outiller et d’accompagner les acteurs historiques de la médiation numérique afin qu’ils soient parties prenantes de la diversification et de l’ouverture de l’offre de services en transformant les faiblesses et opportunités.